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Initiatives de Recherche Stratégiques de l’IDEX Université Grenoble Alpes
Descriptif :
Des pionniers et des hommes (1916-1969)
Contribution à une histoire sociale et politique de la psychiatrie péruvienne
Le récit dominant relatant l’histoire de la santé peut-il être qualifié de mondial? Si la réponse est négative en ce qui concerne les instances médicales, les publications se concentrant pour l’essentiel sur les espaces européens et étatsuniens, les sciences sociales ont en revanche entamé une remise en question de ce paradigme narratif en explorant les périphériques des mondes de la santé – et du soin. Ainsi des travaux ont-ils mis en lumière le protagonisme de praticien.nes de la médecine dans des espaces peu considérés tels que l’Amérique latine, interrogé les mécanismes de circulation de programmes de santé conçus depuis les métropoles depuis des espaces colonisés tels que le Moyen-Orient, et examiné les phénomènes d’imposition, hybridation, rejet à l’œuvre à la faveur de la réception de ces mêmes programmes. De même, les sciences sociales se saisissant des questions de santé soulignent deux autres écueils quant à l’historiographie traditionnelle : elles remettent en question la linéarité triomphaliste du récit d’un progrès, interrompu à la seule faveur de « résistances », et interrogent la centralité des « pionniers » qui s’en font les chantres.
L’histoire de la psychiatrie péruvienne offre un terrain d’études propice à l’exercice de cette critique, exogène au champ médical et favorable à l’écriture d’un récit polycentrique de cette discipline constituée au 20ème siècle, dans le sillage et en réaction à l’aliénisme du 19ème siècle. Elle permet, d’une part, d’éclairer un lieu encore peu connu quoique défriché par des travaux soucieux de contextualisation et de démythification – travaux d’ailleurs effectué parfois par des psychiatres eux-mêmes, comme c’est le cas de Santiago Stucchi-Portocarrero. Certaines de ces figures pionnières offrent ainsi l’occasion de mettre en lumière circulations internationales et réception critique des savoirs venus d’Europe, comme c’est le cas des Drs. Hermilio Valdizán Honorio Delgado ou Javier Mariátegui. D’autre part, l’examen des trajectoires de ces acteurs de la psychiatrie péruvienne permettent d’interroger l’unanimité mémorielle censée les caractériser – et qui ne parvient pas à en taire tout à fait la dimension également polémique. Au total, l’examen de leurs trajectoires à la lumière de sources diversifiées permet non seulement de déconstruire l’hagiographie sous-tendant le panthéon de la psychiatrie nationale mais, plus largement, de questionner la méthode essentiellement biographique qui préside à l’écriture de l’histoire endogène de la psychiatrie – une historiographie qualifiée « de bronze » par l’historienne mexicaine Cristina Sacristán.
Ce projet vise dès lors à appréhender la psychiatrie péruvienne depuis le lieu de son exercice exclusif au 20ème siècle – l’hôpital psychiatrique Víctor Larco Herrera, du nom de son mécène fondateur — de son inauguration en 1918 (précédée de la création de la chaire de psychiatrie à la faculté de médecine en 1916) jusqu’à la fin des années 1960, lorsqu’ouvrent d’autres hôpitaux spécialisés et que meure (en 1969) une de ses figures totémiques, Honorio Delgado. Ce dernier fournit une étude de cas au premier stade de ce projet, qui entend prendre au sérieux la méthode biographique en documentant la trajectoire de ce psychiatre – reconnu pour sa correspondance avec Freud, sa disqualification ultérieure de la psychanalyse, son conflit consécutif avec son neveu le psychiatre Carlos Alberto Seguín, son introduction au Pérou de médicaments peu de temps après leur mise sur le marché européen, la mise en œuvre d’ateliers d’art-thérapie – et en oeuvrant à sa contextualisation et au recueil d’informations caractérisant les milieux non-médicaux : de Delgado, on connaît avec moins de précision le conservatisme politique, on a établi avec moins de précision les affinités avec l’Allemagne des années 1930, et on a peu écrit sur l’agenda présidant à son bref passage au ministère de l’éducation.
Ce terrain vise également à dépasser ce prisme exclusivement biographique, en opérant des va-et-vient entre les dires de cet acteur et la réalité statistique de l’hôpital, dont les registres d’admission, les dossiers patients et les rapports administratifs ont été conservés – dans un état qui justifie par ailleurs une candidature auprès de la British Library dans le cadre de son programme pour les archives en danger (Endangered Archive Program), en partenariat avec le musée de l’hôpital. On cherche ainsi à documenter à la fois le profil de la population patiente de l’hôpital dans les années 1930, auxquelles Delgado fait allusion dans ses publications mais sur lesquelles on sait peu de choses. On cherche aussi à mieux connaître la population travailleuse de l’hôpital – notamment les « petites mains » infirmières, formées au sein de l’hôpital par un personnel catholique vis à vis duquel les médecins entretiennent une relation ambivalente.
Ce portrait collectif ne vise pas seulement à faire l’histoire de l’institution hospitalière en question ; il souhaite également, à l’instar de travaux déjà menés sur l’Argentine ou sur Cuba, établir ce que cette dernière dit de la société péruvienne au 20ème siècle.